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Que reste-t-il des soins de santé à Gao ?

Avant que les groupes rebelles ne prennent le contrôle du Nord et qu’un coup d’État ne renverse ce qui était auparavant une des démocraties les plus stables d’Afrique de l’ouest, IntraHealth avait travaillé d’arrache-pied pour changer ces statistiques.


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En mars 2012, Demba Traoré est passé en voiture par la place principale de Gao au Mali alors qu’il s’apprêtait à visiter l’École des infirmiers de Gao (EIG), un établissement privé de formation au métier d’infirmier situé dans la région reculée du nord du Mali. Il y était pour dispenser aux étudiants un module réduit sur la fistule obstétricale.

Sur cette même place, six mois plus tard, selon le New York Times, les mains et les pieds de quatre jeunes hommes ont été amputés avec cérémonie. Les islamistes radicaux qui ont pris le contrôle du nord du Mali imposent une charia stricte à la population et avaient accusé ces hommes de vol.

Il ne s’agit là que d’une des nombreuses violations des droits humains ayant été rapportées dans la région depuis mars.

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« En même temps que les rebelles coupent les mains comme forme de châtiment, ils épousent également les filles de la communauté, » affirme le Dr. Traoré.

Traoré a grandi à Bara, une ville située au nord du Mali à environ 60 kilomètres de Gao, un avant-poste en bordure du désert saharien. Sa grand-mère qui habite toujours à Bara l’a poussé à aller à l’université et plus tard à l’école de médecine de Bamako, la capitale du Mali, avant qu’il ne parte en France pour décrocher sa maîtrise en santé publique. En tant que coordinateur du projet Fistula Care pour le compte d’IntraHealth, il est à présent basé à Bamako et contribue à l’accessibilité accrue des soins de santé au nord du Mali.

Donner naissance au Nord

Au Mali, on dénombre en moyenne 6,6 enfants par femmes et celles-ci encourent un risque sur quinze de décéder durant leur accouchement. Moins de 50% des femmes enceintes bénéficient des services de prestataires qualifiés à la naissance et plus de 75% des accoucheurs qualifiés à l’intérieur du pays sont basés dans la capitale.

Au Nord, donner naissance s’avère particulièrement dangereux. Les jeunes filles sont souvent mariées dès l’âge de 12 ans et donnent naissance avant que leur corps ne soit complétement développé. Par ailleurs, 85% des femmes vivant dans cette région ont subi une excision pouvant engendrer des complications à la naissance.1

Avant que les groupes rebelles ne prennent le contrôle du Nord et qu’un coup d’État ne renverse ce qui était auparavant une des démocraties les plus stables d’Afrique de l’ouest, IntraHealth avait travaillé d’arrache-pied pour changer ces statistiques.

   

Une affaire d’heures

L’École des infirmiers de Gao a été créée en 1998 par la population locale. Depuis 2006, IntraHealth travaille avec le gouvernement et les partenaires locaux afin de renforcer et d’étendre l’école pour en faire une plateforme des meilleures pratiques ainsi qu’un modèle pour d’autres centres régionaux de formation aux métiers d’infirmier et de sage-femme. Durant les six dernières années de partenariat, 750 prestataires de soins sont sortis diplômés de l’EIG et, à compter de 2011, 95% d’entre eux dispensaient des services aux communautés de la région Nord.

Le personnel d’IntraHealth au Mali étendait également à la région l’accès au traitement de la fistule obstétricale – une blessure débilitante et stigmatisante contractée à l’accouchement2.

Une prise de pouvoir violente

Lorsque Gao a été attaquée, 20 femmes souffrant de fistule obstétricale se remettaient de leur opération chirurgicale rendue possible à travers le projet Fistula Care d’IntraHealth à l’hôpital de Gao. Les rebelles les ont chassées de leur lit – alors que beaucoup portaient encore leur sonde – pour les mettre à la rue. Le personnel d’IntraHealth a seulement été en mesure de retrouver la trace de douze d’entre elles mais nous craignons pour les huit autres qui encouraient un sérieux risque d’infection.

Après de nombreuses scènes de pillage et des mois de fermeture, l’école d’infirmiers est à présent ouverte. Mais la situation n’est pas la même. Les hommes et les femmes suivent désormais leurs cours séparément. De plus, bon nombre de professeurs et d’étudiants ont quitté la région. L’hôpital et de nombreux centres de soins sont ouverts mais la plupart des médecins sont partis et les étudiants en soins infirmiers de l’EIG dispensent à présent la majeure partie des soins. Les étudiants sont ainsi confrontés à un type cruel d’apprentissage sur le tas et doivent prendre en charge des urgences médicales pour lesquelles ils ne sont pas entièrement formés dans des établissements disposant de fournitures et de ressources en faible quantité.

Les récits provenant de Gao ont quelque chose de dérangeant. En mai, le personnel d’IntraHealth a recueilli les témoignages suivants de citoyens ayant vu leur ville se transformer rapidement et violemment quand différents groupes rebelles se disputaient le contrôle du Nord.

Certains des témoignages faisaient allusion à d’autres violations des droits humains, mais de manière indirecte – les rebelles offrant leur protection en échange de l’obéissance à leurs règles et de filles à épouser. 

« En raison de leur foi, ces rebelles islamistes [en référence au groupe rebelle Ansar Dine] ne commettent pas de viols ou d’actes d’adultère. Ils ont épousé des filles de Gao avec l’accord de leurs parents. Grâce à ces mariages, ils commencent à s’intégrer davantage à la population et protègent la communauté des bandits du MNLA [un autre groupe rebelle]. Ils ont également un numéro vert où ils peuvent être joints par la population en cas d’enlèvement ou de vol. »

« Le chef du MUJAO (le mouvement d’unité pour le jihad en Afrique de l’ouest) s’est marié à Gao. Son mouvement a établi ses quartiers dans ce qui était auparavant le poste de police municipal. Abou Dadar (son nom de guerre) est à présent le chef de la police chargée de faire appliquer la charia. Il se promène avec un arsenal de guerre autour du corps et ressemble à une bombe humaine. »

Ces premiers témoignages donnent le ton des récits qui auront émergé au cours des huit mois suivants du nord du Mali. Les groupes rebelles eux-mêmes ont apporté des preuves de tels événements en faisant des médias sociaux une place publique virtuelle et en téléchargeant des images horribles d’amputations et de lapidations.

Les femmes vivant au Nord sont victimes de châtiments corporels si elles portent le mauvais type de voile. Selon un reportage de France 24, une jeune femme en phase de travail a marché deux kilomètres pour rallier un hôpital de Tombouctou pour en fin de compte être obligée d’accoucher sur le trottoir. L’accès à l’hôpital lui a été refusé car le voile qu’elle portait était blanc et non pas noir.

Ce qu’il reste au Nord

Avant que les groupes rebelles ne prennent le pouvoir, le Nord était déjà en proie à une pénurie critique de prestataires de soins. La situation est désormais plus grave encore. D’après un enseignant de l’EIG, quasiment tous les prestataires de soins qui sont restés pour venir en aide à la population sont ceux ayant grandi et ayant été formés au Nord.

Alors que personne ne leur reprocherait de rejoindre ceux qui se sont déjà enfuis, IntraHealth est fière des agents de santé que nous avons aidé à former et qui prennent des risques impensables pour dispenser leurs services. Nos collègues au Mali, en particulier, endurent un véritable coup au moral. Chaque jour, ils entendent des personnes avec lesquelles ils ont étroitement collaboré parler de leurs conditions de travail impossibles et de décès qui auraient pu être évités, notamment ces femmes mortes lors de leur accouchement simplement parce que les médicaments utilisés pour la prise en charge des urgences obstétricales sont indisponibles. Aucun des étudiants ou des agents de santé à l’hôpital de Gao ne perçoit de rémunération. Ils restent pour la même raison qui a autrefois suscité leur vocation: aider les personnes dans le besoin.

La charia est maintenant appliquée dans le nord et le système de soins est dans un état précaire. Outre les graves violations des droits humains, les rebelles s’attaquent également à une culture pleine de vitalité. Jouer ou écouter de la musique malienne est désormais une activité condamnable, tout comme le fait de sortir de chez soi avec son téléphone portable.

Gao a toujours été loin de Bamako (à deux jours de voiture) mais l’écart semble s’être creusé davantage. Le personnel d’IntraHealth à Bamako fait ce qu’il peut avec son propre argent et le temps dont il dispose. Il coordonne les dons de fournitures à la Croix Rouge, continue de passer des appels, et se tient à l’écoute des agents de santé de Gao qui tentent par tous les moyens de dispenser des soins dans des conditions extrêmes.

Le Dr. Traoré est réconforté par le fait que les prestataires de soins que nous avons formés et soutenus sauvent désormais des vies au nord du pays.

Nous ignorons ce qu’il adviendra dans cette région mais nous espérons que les années que nous et nos partenaires locaux avons passées à renforcer les compétences du personnel de santé à Gao n’auront pas été vaines et que nous aurons la possibilité de retravailler à leurs côtés au Nord.


Le projet Fistula Care d’IntraHealth a repris ses activités. Néanmoins, en raison de l’insécurité, le projet financé par l’USAID n’est pas en mesure d’opérer au Nord. Les activités du programme d’IntraHealth financé par le gouvernement américain au Mali ont été temporairement suspendues en avril en raison de l’agitation politique. Par ailleurs, trois des quatre programmes (Keneya Ciwara II, Fistula Care, et ATN Plus) ont depuis reçu l’aval de l’USAID en vue de poursuivre leurs activités sur la base d’un cahier des charges modifiés. IntraHealth continue de suivre avec attention la situation sécuritaire et l’évolution du système de gouvernance. Notre antenne à Bamako demeure ouverte et nous espérons bientôt reprendre l’intégralité de nos activités programmatiques tout en nous penchant sur les besoins et les priorités en constante évolution de la population. Nos activités financées par la Fondation William et Flora Hewlett n’ont pas cessées durant ce lapse de temps. IntraHealth est un partenaire de longue date du Mali et maintient son engagement pour aider le personnel et les partenaires au niveau local à répondre aux besoins actuels et émergents de la population en matière de services de santé.

1.  Enquête Démographique et de Santé (EDSM-IV). Mali, 2006.

2.  Fistule obstétricale: Constitution d’une communication anormale entre le vagin et la vessie ou le rectum lors d’une phase de travail prolongée et avec obstruction.